Jouer avec une ligne, parce que le voyage est un jeu, c’est dérouler l’itinéraire tracé et remodelé par les hasards de la route avec esthétisme, éthique et parfois excès. Mais dans un pays fait de déserts et de bizarreries géographiques, le chemin n’est pas tendre. Marie-Lou a cette jolie formule : « il n’y a que des hauts et des bas en Namibie, rien n’est plat. »
Après le Grootberg, nous nous sommes arrêtés deux jours près de Twyfelfontein, chez Gerson, un guide local qui a quitté Windhoek à cause du COVID … plus de clients, plus de sous pour payer un loyer dans une capitale, retour à la maison. Avec lui nous avons suivi les traces d’éléphants, disséqué les crottes pour les dater et retrouver le chemin de ces créatures d’allure préhistorique qui peuvent parcourir jusqu’à 70 km par jour. Nous les avons trouvés peu avant la fin du jour. Le lendemain, après avoir passé quatre heures dans un village du Damaraland, toute la famille, deux éléphanteaux, plusieurs femelles et un mâle (d’ordinaire solitaire) nous attendaient sur le chemin du retour au bord de l’eau. Observer leurs bains et leurs rafraîchissements est une jolie scène de voyage à condition de ne pas trop s’approcher. L’éléphant, bien qu’il soit ici habitué aux voitures, est imprévisible et pas très amical, il peut assez vite charger.
Push Bush aussi est imprévisible ! préparer pendant deux ans un voyage en Australie et changer deux semaines avant pour la Namibie ; partir à deux et finir seule ; grimper encore et encore dans des paysages qui paraissent plats, jusqu’à se demander parfois si on n’est pas en train de monter vers la mer ; rouler 125 kilomètres l’avant-dernier jour du voyage, poussée par un vent de tempête qui balaye le Namib pour finalement se retourner contre Olivia en toute fin de journée. Ce voyage est un tourbillon, un souffle, un spectacle. Nous avons rencontré des Namas, des Herreros, des Damaras et des Himbas, les uns ancrés dans des traditions séculaires, tandis que d’autres ont un pied dans chacun des deux mondes qui se regardent ici et qui sont aussi différents que le noir et le blanc. Bien que restant souvent les pieds dans le sable à l’écart des richesses, la plupart ont en commun leur sourire rayonnant, leur accueil enthousiaste et la beauté que donnent à leurs visages des caractères marqués. Par bonheur, nous avons vu des lions, des rhinocéros et des éléphants quand nous étions en voiture et nous n’avons pas vu de léopards quand nous étions à vélo. Nous avons traversé trois fois le Namib et une fois les dunes du Kalahari, subi deux gros orages une fois la saison des pluies terminée ! Le ciel du sud, si grand et si riche en étoiles, est lui aussi imprévisible.
Mais plus Olivia avançait, plus les distances quotidiennes augmentaient, faisant presque oublier le poids du vélo, oublier qu’avec un tricycle il y a trois traces et qu’il est difficile d’éviter les trous, les bosses, les pierres pointues et les tas de sable, oublier à quel point c’est dur de rouler sur des pistes irrégulières malgré les soins réguliers dispensés en pleine chaleur par de courageux ouvriers. Un voyage est un grand chantier, d’abord on creuse et ensuite on bâtit. Il faut pour cela du temps, de l’énergie et de la patience, parfois, il faut un peu d’entêtement et parfois une telle dose de rage qu’on finit par perdre les pédales ! Entre force et colère, concentration et fou-rire, les humeurs sont aussi imprévisibles que le vent.
A 20 km de Swakopmund, on aperçoit les contours de la ville libérée du brouillard qui la caractérise. Partout, le long du pipeline qui relie une usine de désalinisation d’eau de mer à une mine d’uranium, des publicités peintes annoncent Skydive Tandem Namibia. Les constructions récentes témoignent de l’étalement urbain auquel nulle partie du monde ne semble échapper, les palmiers en point de mire au fond de la longue avenue dotée du nom du premier président élu annoncent le dénouement. Olivia longe la «Promenade des anglais», grimpe sur la pelouse et s’arrête au bord de l’eau. à 14h15 ce dimanche 23 mai, elle boucle son tour de la Namibie deux jours plus tôt que dans la plus optimiste des prévisions. C’est ici qu’on a trempé les pieds dans la mer il y a près de trois mois, c’est ici que Push Bush, qui n’était qu’un trait sur une carte, devient un voyage, une part de soi. Rien ne s’est passé comme prévu, mais tant que l’imprévu surprend encore, c’est que la vie bouillonne ! Mon petit infarctus a permis à Olivia de voyager seule et à moi de devenir spectateur d’une belle aventure, à l’abri des coups de la route, en ce sens il ne doit pas être si mauvais que ça. Peut-être même a-t-il été une opportunité ? pour elle une fenêtre de décollage, pour moi un créneau d’atterrissage …
Olivia a franchi tous les obstacles, sans céder à la tentation de l’arrêt que les circonstances ont mise en travers de sa route comme un piège dans les pattes d’un animal. Ce n’est pas d’avoir parcouru 2614 km en 45 jours qui est extraordinaire, c’est de l’avoir fait avec ce vélo, sur des pistes où l’on ne sait jamais si l’on va s’enfoncer dans le sable ou rebondir sur la tôle ondulée, c’est d’être partie seule sur la route, chaque matin après Gobabis à l’heure où la faune est en éveil pour profiter de la fraîcheur. Olivia a réussi un voyage difficile. Push Bush est son projet, c’est elle qui l’a imaginé, qui a forcé la porte pour partir, c’est elle qui a réussi. Si j’étais à sa place, j’en ressentirais beaucoup de satisfaction et même un peu de fierté.
Yves
